Un grand Merci Médiapart pour cet article !

31 août 2014 |  Par Jade Lindgaard

Alors que le PIB stagne en France depuis le début de l’année, les penseurs et militants de «l’après croissance» gagnent en audience. Ils ambitionnent de produire de nouveaux modèles macroéconomiques adaptés à la crise écologique. Une conférence internationale se tient en Allemagne autour du slogan «Votre récession n’est pas notre décroissance».

Entre 1970 et 1973, le dessinateur Gébé imagine à quoi ressemblerait « l’an 01 », le monde d’après la révolution. Son récit utopiste prend la forme d’un feuilleton dans Charlie Hebdo puis d’un film, en collaboration avec Hara-Kiri, Jacques Doillon, Alain Resnais, Jean Rouch, Gérard Depardieu et Miou-Miou. Le sous-titre de cette œuvre délicieusement subversive annonce : « On arrête tout. On réfléchit. Et c’est pas triste. »
"Imposer les riches", graffiti dans une rue de San Francisco (JL).“Imposer les riches”, graffiti dans une rue de San Francisco (JL).

Quarante ans plus tard, le slogan pourrait servir d’étendard aux mouvements, réseaux et collectifs qui se réclament de la décroissance. Ils gagnent en audience alors que le Produit intérieur brut (PIB) piétine en Europe et devient étale en France. Mardi s’ouvre à Leipzig une conférence internationale sur la décroissance qui résume ainsi son état d’esprit : « Votre récession n’est pas notre décroissance ». Fin août, 2 500 personnes s’y étaient inscrites.

« C’est beaucoup plus que les précédentes éditions, il n’y a jamais eu autant de monde », constate André Reichel, chercheur en durabilité et militant de la décroissance. Pendant toute la semaine, activistes des « villes en transition », de la permaculture, de l’agriculture urbaine, des ateliers de réparation, de la justice climatique, acteurs de l’économie sociale et solidaire, animateurs de coopératives, et curieux vont s’y rencontrer. Les ateliers et débats portent sur la façon d’organiser la société, construire une économie sociale et écologique, ou vivre la convivialité.

 

L’événement est européen mais attire aussi des fondations américaines qui apportent leur soutien financier à ces mouvements sociaux d’un nouveau type. À l’image de l’Edge funders Alliance, dont le directeur, Mark Randazzo explique que s’il vient à Leipzig, c’est parce que « dans la mesure où nous comprenons que les crises sociale, économique et écologique sont liées les unes aux autres et qu’elles révèlent une crise plus profonde du système, la philanthropie progressiste ne doit pas seulement s’intéresser aux symptômes mais aussi aux racines du problème ». Et ses antidotes : la « nouvelle économie », collaborative, non marchande et « post-croissance ».

La croissance du PIB a été nulle en France au premier et deuxième trimestre 2014, selon l’Insee. En juillet, le chômage s’est encore aggravé en France. Au total, en incluant les chômeurs ayant une activité à temps partiel, plus de 5,3 millions de personnes sont inscrites à Pôle emploi. En août, l’inflation a connu son point bas historique dans la zone euro, ravivant les craintes de déflation. Le 28 août, François Hollande a déclaré que « l’Europe est menacée par une longue et peut-être une interminable stagnation si nous ne faisons rien ». Pourtant, les ministres du gouvernement Valls II n’évoquent aucune autre stratégie économique que la quête de la croissance. Encore et encore.

"Que rendons-nous à la nature?" : photo extraite du site de la conférence sur la décroissance.“Que rendons-nous à la nature?” : photo extraite du site de la conférence sur la décroissance.

« La crise de 2007-2008 génère deux mouvements distincts, analyse Maxime Combes, économiste et militant d’Attac. Dans bon nombre de logiciels intellectuels, cela aurait dû être la fin du néolibéralisme et le retour à des politiques keynésiennes plus ou moins sociales-démocrates ou marxisantes. Or au contraire nous avons un renforcement des politiques austéritaires, avec un basculement des sociaux-démocrates dans le TINA (« There is no alternative ») blairiste et le désarmement des ressorts sociaux-démocrates pour y résister. Mais un autre mouvement se produit conjointement : le basculement de toute une série de keynésiens/ régulateurs plus ou mois classiques dans la recherche du neuf, car ils ont compris qu’il faut une vision de transformation du système, et pas seulement un aménagement, des régulations, pour mobiliser des énergies positives. »

Pour André Reichel, « la décroissance, c’est une idée dont le temps est venu. Elle résonne depuis longtemps dans la société. De plus en plus de gens comprennent que le système économique ne traverse pas qu’une simple crise depuis 2008 : il ne fonctionne plus du tout. »

 

« …soit un fou, soit un économiste »

Affiche du festival des utopies concrètes, 2014.Affiche du festival des utopies concrètes, 2014.

L’association Attac, creuset de l’altermondialisme à la fin des années 1990 et fer de lance aujourd’hui contre les politiques d’austérité, réfute désormais l’objectif de croissance économique et plaide pour « la décroissance sélective », comme l’a expliqué son président Thomas Coutrot sur le site Reporterre « On ne peut pas découpler la croissance économique de la progression des émissions de gaz à effet de serre, donc il faut y renoncer. Intellectuellement, c’est l’argument décisif. »

Plus de 2 000 personnes ont participé à son université d’été européenne en août, bien plus que les années précédentes. Une centaine d’entre elles ont participé tous les jours au séminaire sur les « mobilisations dans l’anthropocène », et celui consacré aux alternatives locales concrètes a fait le plein.

Les 20 et 21 septembre, doit se tenir un village des alternatives à Gonesse, en région parisienne, dans le cadre de la mobilisation des Alternatiba, à l’appel de l’association basque de justice climatique Bizi. Les 27 et 28, ce sera la nouvelle édition du festival des utopies concrètes. La journaliste Marie-Monique Robin s’apprête à publier Sacrée Croissance, un livre et un film sur la myriade d’alternatives au système productiviste. Et les conférences de Pierre Rabhi restent très courues, en faisant l’un des penseurs les plus influents pour les « objecteurs de croissance ».

Plus de quarante ans après la parution du rapport Meadows « Halte à la croissance » dit du Club de Rome, la critique de la croissance évolue. Elle s’enrichit des expériences latino-américaines de remise en cause de la notion de développement autour du« buen vivir », de la reconnaissance de la Pachamama (la « Terre mère ») et des droits de la nature, mais aussi de la créativité du mouvement des Communs, notamment en Allemagne, et des recherches autour de la « post-croissance », notamment en Grande-Bretagne et au Canada.

Dans son livre sur le Buen vivir traduit au printemps par les éditions Utopia, Alberto Acosta, ancien président de l’assemblée constituante équatorienne, en rupture depuis avec le président Rafael Correa, cite une blague attribuée à l’économiste Kenneth Boulding : « Toute personne estimant que la croissance exponentielle peut durer éternellement dans un monde fini est soit un fou soit un économiste. »

Pour Mathieu Calame, directeur de la fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme (FPH), qui soutient la conférence de Leipzig, « le premier pas fondamental, c’est qu’une masse de gens à l’intérieur des partis politiques réalisent que ce qui était considéré comme une réalité moquée est probablement l’un des seuls endroits où il y a de la créativité. Les collectivités locales s’y intéressent de plus en plus. La montée en généralité de ces alternatives passent par elles. »

Nouveau souffle militant, renouvellement intellectuel, opportunité historique : la galaxie décroissante a le vent en poupe. Mais pour défendre quelles revendications ? Autour de quel(s) programmes concrets de réformes ? Autrement dit, où est le plan B ? Chercheur et militant à Attac, Nicolas Haeringer circonscrit le cadre de cette réflexion : « Les discours généraux sur la décroissance et les communs sont bien rodés, l’enjeu aujourd’hui est de reconnecter toutes ces pensées et de les concrétiser. Sortir de l’écueil du narcissisme de nos alternatives que l’on voit parfois plus belles qu’elles ne le sont. Il nous faut être plus sérieux, plus pratique, plus articulé : comment créée-t-on des emplois sans croissance ? Combien de litres de pétrole peut-on au maximum se permettre de sortir de terre pour faire fonctionner les secteurs prioritaires comme les hôpitaux ? »

Pour monter en sérieux et en crédibilité, les athées de la croissance sont attendus sur le terrain de la mise en œuvre de leurs idées. « Pour construire les alternatives, il faut converger », analyse Nicolas Krausz, de la FPH. À ses yeux, le « commoning », ou l’art d’œuvrer en commun sans État ni recours au marché (voir ici sur le livre de Pierre Dardot et Christian Laval : Commun), produit déjà des expériences : les jardins partagés, Wikipédia, les « accorderies » (système d’échange de services bénévoles), les monnaies locales…

Mais d’essentielles questions politiques restent ouvertes, comme celles des conditions d’accès aux services en commun et de leur rôle dans la réduction des inégalités.

Sous l’appellation décroissance, post-croissance ou transition, les expériences varient en radicalité et en reproductibilité mais elles partagent une approche en deux temps et à deux échelles : inscription locale et ambition globale, empirisme et idéalisme. On parle alors de « politique préfigurative » : nourris d’utopies, ces collectifs veulent faire advenir à leur niveau – aussi modeste soit-il – le système alternatif dont ils rêvent : participatif, horizontal, autonome, non violent, non marchand, convivial.

 

« Un Keynes ou un Tocqueville de l’éco-socialisme »

Schéma de transition vers la société des communs, selon Michel Bauwens.Schéma de transition vers la société des communs, selon Michel Bauwens.

Que serait une politique des communs à l’échelle d’une région, ou d’un État ? Comment créer des emplois sans croissance du PIB ?« La social-démocratie a eu Keynes, L’éco-socialisme n’a pas produit sa théorie macroéconomique et de gouvernance, résume Mathieu Calame, directeur de la FPH. En tant que fondation, nous souhaitons contribuer à faire émerger un Keynes ou un Tocqueville de l’éco-socialisme. »  

Parmi les penseurs au travail de cette refondation théorique, on trouve l’économiste Tim Jackson, qui défend l’idée d’une« prospérité sans croissance », fondée sur la limitation des besoins matériels et la reconnaissance de « capabilités d’épanouissement » garanties aux individus : être convenablement nourri, logé, chauffé, éduqué,… Il tente aujourd’hui d’élaborer une nouvelle théorie économique globale, écologiste, opérationnelle en absence de croissance, qui pense différemment la fiscalité et le temps de travail.

Il est rejoint dans cette aventure intellectuelle par Peter Victor, de l’Institut de la nouvelle pensée économique, par la New Economic foundation, think tank britannique, ou encore l’Institut de recherche pour une Europe soutenable (SERI) en Autriche. Souvent cité dans les études numériques, Michel Bauwens, théoricien entre autres du peer-to-peer, élabore quant à lui un plan de transition vers une société des communs, à partir de la situation de l’Équateur : le « FLOK » (« Free, Libre, Open Knowledge »). Il est en ligne en version participative. Il présente le grand avantage de conceptualiser des scénarios de transition qui embrassent transformations économiques, écologiques et démocratiques. Selon André Reichel, « c’est un enjeu de civilisation. Nous voulons repenser la société et ramener l’économie à sa juste place, alors qu’elle est trop centrale aujourd’hui ».

Derrière l’étiquette de « décroissance » prospère un bouillonnement intellectuel et activiste plus divers et plus subtil que pourrait le laisser penser une compréhension superficielle de la portée de ce « mot obus » : pour la plupart de ces mouvements, l’absence de croissance n’est pas un objectif idéologique, mais une caractéristique nouvelle qu’il faut accepter pour refonder un projet de transformation sociale et démocratique. Selon cette vision, la croissance n’est pas seulement un leurre statistique, c’est aussi un facteur de blocage intellectuel, un cadenas d’imaginaires.